"Un compte rendu de cet ordre devrait embrasser également l'évolution des conceptions relatives au crime politique et à l'asile politique, à la justiciabilité des actes politiques et des décisions politiques prises selon une procédure judiciaire ; il devrait inclure jusqu'à la question de fond, celle du procès en justice proprement dit, c'est-à-dire examiner dans quelle mesure la procédure judiciaire en tant que telle modifie à elle seule la matière de son objet en la faisant passer à un autre état."

Carl Schmitt, préface à La notion de politique (1963).

mercredi 19 février 2014

Les usages de la qualification de crime de guerre dans le contexte syrien

La question se pose de savoir si l’on peut, pour qualifier les crimes et délits commis en Syrie par les prétendus rebelles et leurs complices, parler de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité.


La plainte déposée le 27 novembre contre Laurent Fabius par Mme Al-Kassem et MM. Al-Ibrahim et Salim écarte résolument une telle qualification. De ces notions, par ailleurs, les ennemis (non-officiellement déclarés comme tels) de la Syrie se servent à l’encontre du chef de l’État syrien. Encore tout récemment, le 2 décembre 2013, un haut commissaire de l’ONU a parlé de cela.
Malheureusement, toutes ces notions sont devenues difficiles à distinguer, et, dans le contexte actuel, extrêmement dangereuses à manipuler. Les qualifications de crime de guerre, de crime contre l’humanité et de crime contre la paix sont devenues ce que nous appellerons des armes de destruction psychologique massive. Si l’on veut y voir un peu plus clair, il est impératif de commencer par clairement distinguer ce qu’étaient ces notions dans le cadre du droit international européen classique, grosso modo depuis la Renaissance jusqu’en 1917, ce qui nous permettra, dans un second temps, de comprendre ce qu’elle sont devenues, avant que d’envisager enfin l’usage qui en est fait dans le cas syrien.

Le crime de guerre du XVIème au XIXème siècles
Il convient traditionnellement de distinguer le jus ad bellum (le droit de faire la guerre) du jus in bello (les lois et coutumes applicables dans la manière dont on fait la guerre). Sortie d’antiques et venimeuses querelles sur la guerre juste, la doctrine juridique européenne avait fini par réserver le jus belli (le droit de faire la guerre) à l’État, c’est-à-dire au souverain (cf. Bodin, Grotius, Pufendorf). Était juste, à l’exclusion de toute autre, la guerre qu’un État déclarait à un autre État.
La difficulté demeurait, au sein même de cet ordre international (sans donc parler du danger né de la présence, latente puis offensive, d’un potentiel retour au désordre international) de désigner et de reconnaître le souverain, particulièrement en cas de guerre civile conduisant à une scission, l’institution de la reconnaissance d’un nouvel État, par un État neutre, parfaitement tiers au conflit, visant à sortir de ce genre de crise. Difficulté, de même, pour les conflits coloniaux, seules les nations parties au concert européen pouvant à l’époque prétendre à un État.
Ceci étant noté, dans le cadre de ce jus belli étatique, toutes actions hostiles qui ne pouvaient se prétendre du commandement de l’autorité légitime relevaient donc du brigandage et de la police intérieure de l’un ou l’autre État belligérant. Toute armée qui ne relevait pas d’un État versait dans l’illégalité.
C’est ainsi que se trouvait enfin réglée la grande question du jus in bello. Depuis les Grecs, depuis Antigone, qui malgré la guerre voulait accomplir les rites sacrés sur le cadavre de son frère et qui bravait l’ordre de Créon de le laisser en pâture aux chiens et aux rapaces, l’Europe cherchait à limiter l’horreur de la guerre, à en protéger les populations civiles d’abord, les enfants, les femmes, les vieillards ; elle cherchait même, ensuite, à relativiser l’hostilité en épargnant le militaire prisonnier, blessé ou malade, qui a cessé de combattre.
Le droit classique parvint à instituer ces principes sous l’appellation de « Lois et coutumes de la guerre ». Et avec la notion de crime de guerre, il parvint à soumettre le militaire, combattant régulier, à une discipline et à un droit pénal inflexible lorsqu’il s’écartait du commandement reçu et violait ces lois et coutumes de la guerre.

Subversion du jus ad bellum et du jus in bello au XXème siècle
Au sortir de la Première Guerre mondiale, les catégories classiques se sont trouvées complétement subverties. Le jus ad bellum, pour commencer, a disparu. La guerre en dentelle a pu faire rêver d’un monde d’où toute hostilité serait bannie. Alors même qu’à partir de 1917 l’entrée des États-Unis d’Amérique sur la scène du Vieux Monde en avait accru démesurément l’horreur, on mit hors la loi la guerre déclarée, la guerre selon les formes classiques du droit européen (pacte Briand-Kellogg, 1928). La guerre que déclarait un État devint un crime contre la paix, rendant le coupable et son gouvernement outlaws.
Cela ne fit bien évidemment pas disparaître du monde l’effectivité de la guerre, non plus que sa nécessité. Cela n’interdisait pas un autre type de guerre, sans limite celui-ci, d’essence révolutionnaire, dirigé directement contre les populations et destiné à anéantir la puissance ennemie : choses que le jus in bello classique prohibait strictement. Cela n’interdisait pas non plus la guerre économique, dont la population civile est la première à souffrir. Mais toute réaction de défense contre de telles agressions était destinée à être interprétée comme un crime contre la paix.
Pis, dans ce nouveau contexte international dont nous ne sommes toujours pas sortis, la notion de crime de guerre, détournée de son usage normal, a connu un destin tragique. En cas de guerre conventionnelle selon la tradition du droit international classique, c’est un instrument essentiel à la discipline des armées, pour la protection des civils. Mais dans le contexte de guerres qui ne disent pas leur nom et de gouvernement par le chaos, la catégorie devient des plus meurtrières, puisqu’elle est retournée contre une armée par un agresseur qui soulève précisément la population contre elle. D’instrument de discipline interne à chacun des belligérants, elle sert alors à incriminer l’appareil militaire de la puissance ennemie contre laquelle la population est excitée à se soulever sous l’action du terrorisme.
Le stade final de ce processus véritablement odieux consiste à entrer dans une guerre totale, avec soulèvement de la population, mais simultanément bombardements massifs des villes, destruction de l’infrastructure économique, déplacements en masses et pour finir arrestation et inculpation pour crime de guerre des membres de l’État et de l’armée, sans que de telles exactions ne puissent être même moralement répréhensibles, puisqu’elles ne portent pas le nom de guerre, mais sont commises au nom de la nécessité pour l’ordre et la paix mondiale de laisser passer la justice et le droit.

Usage des catégories dans le contexte syrien
L’État qui subit une telle agression totale, s’il demeure loyal dans son application du droit classique, cherche à maintenir la discipline au sein de ses rangs et à rétablir l’ordre à l’intérieur de ses frontières. Il peut continuer à sanctionner les militaires qui commettraient des infractions. Il n’a pas besoin pour cela d’une catégorie de crime de guerre. Il peut aussi user du droit pénal le plus commun contre les civils, qui, sans visée politique, profiteraient du désordre créé par l’ennemi (crime de droit commun commis en temps de « guerre » civile, à ne pas confondre avec le crime de guerre).
Mais qu’en est-il, même si la frontière est souvent délicate à tracer d’avec cette dernière catégorie, de la sanction de ceux qui sévissent de manière ignoble, par le terrorisme, semant la mort et le chaos ? Qu’en est-il de leurs complices plus ou moins haut placés, présents à l’extérieur ? Qu’en est-il de ceux qui, cyniquement, ont subverti l’ordre classique qu’avait pu trouver le droit international, et qui le retournent contre lui ?
Il serait périlleux de retourner à nouveau l’arme juridique de la qualification de crime de guerre contre ceux qui l’ont déjà déformée et détournée. Car le crime de guerre stricto sensu (la violation des lois et coutumes de la guerre) ne peut jamais, comme jadis, qu’être utilisé pour incriminer les actes d’un membre d’une armée régulière, relevant donc d’un État. Il n’y aurait pas de sens à parler d’un crime de guerre commis par un simple particulier. S’il y a criminel de guerre, c’est que l’on suppose une armée et un État auxquels il appartient.
Parler de crime de guerre pour des actes commis par des terroristes et par des agents qui n’apparaissent jamais frontalement en tant que belligérants, ce serait leur supposer la qualité d’armée régulière, de combattants qui relèvent d’un État. Or, dans un contexte de guerre subversive, ce serait faire le jeu des agresseurs réels, qui précisément détournent aussi cette autre institution du droit classique qu’est la reconnaissance par les neutres, eux qui ne sont pas neutres, par de grossières manœuvres de reconnaissance d’un gouvernement en exil ou d’un prétendu commandement rebelle.
Dans le contexte d’une agression sans limite, l’État ne doit pas user de la notion de crime de guerre. Au demeurant il n’en a pas besoin. Contre ceux qui sévissent à l’intérieur, il dispose de son propre droit pénal. Et contre les complices présents à l’extérieur, il n’a d’autre moyen que l’appel à une restauration de l’ordre international.
5 décembre 2013

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